Les enquêtes du concierge. Chap. 1 : Homme à tout faire, ou presque
Je m’appelle Bertrand Pivot. Grâce à mes
quatre années d’études en histoire de l’art à l’UQAM, j’ai le privilège
d’occuper un emploi stable, bien rémunéré et, fait non-négligeable, gratifiant.
Depuis quinze ans, je suis concierge dans la résidence pour personnes âgées Les
Lucioles, une RPA comme disent les fonctionnaires. Cela vous donne une idée
de mon âge, 42 ans, mais non de mon physique que seules ma mère et quelques
résidentes trouvent avantageux. Imaginez un homme de taille moyenne, à la barbe
grise négligée, presque chauve, avec d’épaisses lunettes de myope et un surplus
de poids concentré au niveau du ventre : vous aurez une bonne idée du
profil que je n’ai jamais osé afficher sur Tinder. Par conséquent, je suis un
célibataire que jadis on qualifiait d’endurci (sic!) et qu’on appelle
maintenant un incel, pour « célibataire involontaire »
(re-sic!).
La résidence compte plus de cent cinquante
locataires âgés en moyenne de quatre-vingts ans. Par conséquent, je ne manque
pas de travail : en plus de l’entretien des espaces communs – corridors,
hall d’entrée et escaliers – je dois fréquemment aller dans un logement pour
déboucher la cuvette ou l’évier de cuisine, changer une ampoule grillée,
déplacer un gros meuble, etc. Aussi bien dire que je suis l’Homme à tout faire
de la résidence, une sorte de superhéros Marvel qui porterait un gros C rouge
sur sa poitrine (C pour Concierge).
Aujourd’hui justement, j’ai un travail
particulier à effectuer : vider
l’appartement 235. Son occupant, monsieur Norbert Marquis, un fringant
et sympathique octogénaire, ceinture noire en pétanque, a soudainement eu un
malaise pendant la visite bimensuelle de la femme de ménage de l’agence Plumeau.
Bernadette – c’est son nom – a raconté qu’elle était en train de nettoyer la
cuisine, quand elle a entendu un bruit sourd dans le salon. Elle a eu tout un
choc en découvrant monsieur sans connaissance au pied de son fauteuil. Elle a
aussitôt contacté la réception qui a fait venir une ambulance et prévenu la
famille, en l’occurrence sa fille unique. Le surlendemain, monsieur Marquis a
été transféré dans un CHLSD privé pour y terminer ses jours. Comme la fille de
monsieur Marquis est elle-même âgée, c’est moi qui ai « hérité »,
pour ainsi dire, de la tâche ingrate de vider l’appartement afin de pouvoir le
louer à nouveau.
À force de travailler ici, je me suis attaché
aux résidents, surtout à ceux qui font preuve de gentillesse en rétribuant mes
services avec un pourboire ou un cadeau. Aussi, quand l’un d’entre eux s’en va,
je ressens toujours un petit quelque chose en entrant dans son appartement pour
le vider et le nettoyer. Tant que le ménage n’est pas terminé, il me semble que
son occupant va se manifester d’un instant à l’autre.
Or, croyez-le ou non, c’est exactement ce qui
s’est produit dans ce cas-ci. Comme j’entrais dans la chambre, j’ai remarqué
sur le plancher de bois franc deux sillons reliant le lit au salon. Était-ce
vraiment ce que je pensais que c’était ? Pour en avoir le cœur net, j’ai
été cherché la bouteille de nettoyant tout usage – du Hertel™ pour ne
pas le nommer - et ai vaporisé le plancher, ce qui a mis en évidence les deux
sillons propres dans la poussière. J’ai refait le même exercice sur le plancher
du salon, mais sans résultat : trop de monde avait marché autour du
fauteuil de monsieur Marquis. Ben, ça parle au diable, me suis-je
dit, on dirait que quelqu’un a traîné monsieur Marquis de la chambre au salon.
Je me suis alors mis à réfléchir deux, puis cinq, et finalement dix bonnes
minutes sur ma découverte et, surtout, sur ses conséquences ce qui m’a quelque
peu étourdi. Une fois mes esprits recouvrés, je me suis demandé si on n’avait
pas plutôt tiré un meuble ou un fauteuil. Aucune pièce de mobilier ne
présentait des pattes aussi grosses et aussi rapprochées que les deux sillons
dans la poussière. Quid est d’un corps humain ?
Euréka, me suis-dit comme si j’avais été un
savant grec prenant son bain. J’ai été cogner à l’appartement d’en face et ai
demandé au locataire de me suivre dans sa chambre. Là, je lui ai demandé de se
retourner et de se laisser tomber dans mes bras pour que je puisse le
transporter au salon. Après un moment d’hésitation, le locataire s’est laissé
faire sans dire un mot. Le trajet terminé, j’ai vaporisé du Hertel™ sur le plancher : deux traces parallèles
étaient inscrites dans la poussière, semblables en tous points à celles de
l’appartement 235. Quod erat demonstrandum : ce qu’il me fallait
démontrer.
J’avais maintenant la certitude que monsieur
Marquis avait été traîné dans le salon. Mais par qui et pourquoi ? Si le
premier me semblait évident – c’était Bernadette, la femme de ménage – le
second m’échappait totalement. Monsieur Marquis avait-il surpris Bernadette en
train de voler et celle-ci l’avait frappé à la tête ? Ou, la chose est toujours
possible[1],
monsieur avait-il eu un malaise pendant une relation de tendresse avec
Bernadette?
J’en
étais à m’imaginer Bernadette et monsieur Marquis couchés dans le lit quand on
frappa à la porte. C’était Bernadette qui revenait chercher ses produits de
nettoyage. J’enregistrai machinalement son profil : une femme de taille moyenne, bien bâtie - je
dirais même musclée comme Serena Williams -, la
fin trentaine, les cheveux noirs très courts, les yeux noisette et un tatouage
maori sur l’avant-bras droit. Sans même me demander comment se portait monsieur
Marquis, elle fila droit vers la salle de bain où elle entreprit de mettre dans
une boîte tous ses produits de nettoyage ! Au moment de quitter, elle me
tendit sa carte d’affaires en me demandant de la remettre au prochain
locataire. Comme j’opinais du bonnet pour lui signifier mon accord, je
remarquai qu’elle portait au poignet gauche la montre de monsieur Marquis, une
Cartier en or 18 carats sertie de pierres précieuses. L’avait-elle volée ou si monsieur
la lui avait donnée ? Je rangeai cette nouvelle énigme au fond de mon cerveau
et m’empressai de prendre congé de celle que je considérais dorénavant comme
suspecte.
Une fois seul, j’allai m’asseoir dans le
fauteuil du mort. Que fallait-il que je fisse ? Aller raconter mon histoire à
la police ? Ce n'est pas parce que Bernadette avait traîné monsieur Marquis
dans le salon et qu’elle portait sa montre, qu’il y avait eu crime. Ce faisant,
elle avait peut-être simplement voulu protéger leur réputation. Finalement, je
convins avec ma conscience de ne piper mot à personne. En échange de quoi, je
déchirai la carte d’affaires et la flushai dans la cuvette. Puis, je commençai
à vider les tiroirs et à tout mettre dans des boîtes, y compris cette histoire.
[1] Chez les plus de 80 ans, 82 % des hommes
disent avoir des rapports de tendresse. (V. Lefevbre et J. Gauillard, 2015.
Sexualité et avancée en âge. Info. Psych., 91 : 740-746)
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