Les dix gracieuses

(La page blanche n’attendait que la folle de mon logis)

 

Il était une fois un roi très puissant à qui Dieu avait accordé un seul enfant, Emmanuel. Malheureusement, le poupon ne répondait en rien à son prénom (« Dieu est avec nous »). Il était né avec un pied bot, une scoliose prononcée et un bec-de-lièvre. Pis encore, la naissance d’Emmanuel avait entraîné la mort de sa mère. Le roi confia le bébé à la nourrice du palais, une roturière prénommée Brigitte. Celle-ci se chargea de l’allaitement, puis de l’éducation du futur roi. Brigitte aima Emmanuel comme s’il avait été son enfant. Tant et si bien qu’à l’adolescence, Emmanuel tomba follement amoureux d’elle. Or, chacun sait que dans la noblesse, ce n’est pas le cœur qui décide du mariage, mais la raison et, a fortiori, la raison d’État.

Le roi décida de marier son fils le jour anniversaire de ses seize ans. Il convoqua à un somptueux banquet les dix jeunes filles nobles les plus gracieuses du royaume. Celles-ci s’empressèrent de se présenter à la cour dans l’espoir de devenir la future reine. Elles déchantèrent toutes en voyant le prince. Certaines laissèrent même échapper un cri d’effroi et s’enfuirent en courant. D’autres se mirent à pleurer et à supplier le roi de leur épargner de telles accordailles. La plus cruelle des dix, prénommée Marine en raison de ses yeux couleur océan, railla à voix haute les défauts du prince. Elle enjoignit le roi de renoncer à marier son rejeton difforme et plutôt de la nommer elle, dont la lignée remontait aux premiers rois, héritière du trône. Elle promit au roi de lui assurer une nombreuse descendance avec quelque beau sang bleu du royaume.

Inutile de dire que le prince se montra fort mécontent de la tournure des événements. Il courut se réfugier chez sa nourrice, laquelle fit de son mieux pour le réconforter et l’assurer qu’il avait l’étoffe morale et intellectuelle pour succéder à son père.

Pour sa part, le roi entra dans une grande colère. Il chassa tout le monde de sa cour. Il voulait que son fils règne, peu importe le prix. Il rejoignit celui-ci chez la nourrice. Les deux lui avouèrent s’aimer profondément et souhaiter de tout cœur vivre ensemble comme mari et femme. Le roi poussa un long soupir et s’en fut.

Le lendemain matin, sa décision était prise. Il convoqua son Conseil et annonça le mariage du prince avec Brigitte. Les conseillers eurent beau s’opposer à une telle mésalliance, argüer qu’elle affaiblirait le pouvoir royal, le roi ne céda pas. Rien ne lui importait plus que le bonheur de son fils. À ses yeux, l’amour et la fidélité valaient mille fois mieux pour le royaume que la beauté et l’hérédité.

Le mois suivant, le mariage fut célébré en grande pompe par le primat de l’Église devant tous les grands du royaume. Moins d’un an plus tard, le roi succomba à une longue maladie. Une fois sur le trône, Emmanuel s’empressa de couronner reine sa Brigitte. Sous son règne, le royaume connut la paix et la prospérité. Malheureusement, le couple royal n’eut pas d’enfant. Lorsque vint le temps pour Emmanuel de rejoindre ses ancêtres, il céda par le décret Macrona Carta tous ses pouvoirs au Parlement. À son décès, le royaume devint la première république du continent et Brigitte, sa première présidente honoraire.

Quant aux dix gracieuses, personne ne sait ce qu’elles sont devenues. La rumeur court que la méchante Marine a fait un bien mauvais mariage avec un baronnet sans le sou qui s’est empressé de l’engrosser à répétition. Toujours selon cette rumeur, il en est résulté une flopée de chenapans et de voyous. Je vous raconterai cette histoire une autre fois.

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