Les enquêtes du concierge. Chap. 6 : Ma dernière enquête

  

J’avais maintenant deux fins limiers pour résoudre les petits problèmes des résidents : l’ex-policier Gilles Therrien (appartement 544) et madame Lise Bessette (appartement 622). Je pouvais donc ranger mon badge d’enquêteur et me concentrer à nouveau sur l’entretien ménager du bâtiment. Enfin, c’est ce que je pensais jusqu’à ce que la directrice de la résidence, madame Lys-Aimée Quirion Lafleur, fasse irruption dans mon cagibi pendant ma pause pour me demander une faveur. Bien sûr madame, lui ai-je répondu, comme si un concierge non-syndiqué et facilement remplaçable avait un choix de réponse. Que puis-je faire pour vous? J’aurais besoin que vous fassiez une enquête pour moi. Si j’avais eu un dentier, je parie que je l’aurais perdu tant ma mâchoire a failli se décrocher en tombant. Heureusement, j’ai une excellente hygiène dentaire et une jeune chirurgienne-dentiste dévouée qui voit au bon entretien de ma dentition. Aussi, une fois le choc passé, j’ai pu reprendre rapidement la parole et lui demander sur quoi je devais enquêter.

Tel Usain Bolt, je crois qu’elle n’attendait que mon coup de pistolet pour me déballer toute l’histoire : « Ne prenez pas cet air sérieux Bertrand, il ne s’agit pas d’une enquête policière. Je veux seulement que vous enquêtiez sur la satisfaction de notre clientèle. J’ai remarqué que vous parliez à tout le monde et qu'on vous appréciait beaucoup. Aussi, il vous sera facile d’aider chaque résident à remplir ce court sondage que j’ai préparé en fin de semaine. En voici cinquante exemplaires. »

Neuf virgule huit secondes. Elle a tout dit en 9,8 secondes. Au fil d’arrivée, elle m’a mis entre les mains une montagne de feuilles jaunes sentant la bureaucratie à plein nez et deux crayons à mine HB bien aiguisés. Ensuite, elle est disparue aussi vite qu’elle était arrivée. Ne me restait plus qu’à commencer ma tournée des appartements, ce que je fis après m’être préparé un café pour la route.

Je me dirigeais vers l’appartement 101 quand j’entendis le piano du salon et une petite voix féminine entonner « L’eau vive » de Guy Béart. C’était madame Solange Morin, de l’appartement 203, qui donnait son récital hebdomadaire devant quelques spectateurs plus occupés à digérer qu’à l’écouter. Pas grave, madame Morin chantait autant pour elle que pour les autres. À bien y penser, peut-être même plus pour elle, car je crois que, tout comme Charles Aznavour, chanter était toute sa vie et toute sa vie elle voulait chanter. C’est ainsi qu’elle était heureuse et je ne pouvais que l’envier d’avoir, à quatre-vingt-cinq ans passés, le bonheur aussi facile. C’est sans doute pourquoi je ne vous en ai pas parlé avant aujourd’hui. Les gens heureux n'ont pas d’histoires et, surtout, n’en font pas. Donc, personne ne parle d’eux.

À part le chant, madame Morin s’exprimait très peu. Elle préférait écouter le babillage des résidents comme d’autres le chant des oiseaux ou le bruissement des feuilles. C’est sans doute pourquoi elle était aimée de tous. On recherchait sa compagnie pour jouer au whist militaire ou au cinq cents. Peu importe qu’elle perdît plus souvent qu’autrement : on aimait jouer avec elle, la voir sourire d’une belle passe, ou s’esclaffer après avoir remporté une main. On voyait bien que perdre ou gagner lui importait peu. Son plaisir était de vivre le moment présent et celui qu’elle passait maintenant au piano la comblait entièrement.

Je décidai de commencer mon enquête avec elle. Quand elle entonna le « Valentine » de Maurice Chevalier, je sus que le récital touchait à sa fin. C’était le moment où l’assistance chantait avec elle « Elle avait des tout petits petons, Valentine, Valentine » en remplaçant le mot petons – un mot familier depuis longtemps passé d’usage – par celui de tétons, toujours d’actualité celui-là.  Après les applaudissements et les mercis chaleureux, je m’approchai de madame Morin pour lui demander si elle voudrait bien répondre à un sondage sur la résidence. Bien sûr, mon beau Bertrand, me répondit-elle en prenant mon bras. Allons dans mon appartement, nous y serons plus à l’aise pour jaser.

Madame Morin m’invita à m’asseoir au salon pendant qu’elle se préparait une tasse de thé. Cela me laissa le temps d’apprécier le décor chaleureux de son appartement tout en sirotant mon café. La plupart des meubles étaient en bois franc recouverts, lorsqu’approprié, de tissus à motifs végétaux. Sur les murs du passage, des photos rappelaient les grandes étapes de sa vie : ses parents, sa première communion, sa graduation, son mariage, ses enfants et petits-enfants. Sur les murs du salon, des souvenirs de voyage et des peintures naïves de Marie Gélinas Mercier. J’aurais parié que la chambre était de la même eau tant son occupante respirait la simplicité et la joie de vivre.

Bon, je suis prête, me dit-elle en s’assoyant sur son fauteuil préféré près de la porte patio du balcon et d’un immense Crassula qui, vu de ma place, ressemblait à un baobab miniature. Je sortis une feuille de ma pile et commençai à poser mes questions : depuis combien de temps vivez-vous ici ? Six ans. Où viviez-vous avant de vous installer ici ? Seule dans ma maison en banlieue. Mon mari est décédé du cancer il y a dix ans. Qu’est-ce qui vous a décidé à venir habiter ici ?  Le piano, la salle à manger et, surtout, la vie sociale. Qu’est-ce que la direction pourrait améliorer ? L’entretien ménager, répondit la coquine en partant d’un grand éclat de rire. Il laisse un peu à désirer depuis quelque temps. Je lui rendis son sourire et l’assurai que j’espérais bien rendre les aires communes aussi propres qu’un sou neuf dès que j’aurais terminé ce foutu sondage. J’allais ajouter que madame Quirion Lafleur aurait mieux fait de confier ce travail à la jeune réceptionniste qui passe tout son temps scotchée sur son cellulaire, lorsqu’on frappa à la porte. Ah zut, dit mon hôtesse en se levant pour aller répondre, j’avais oublié que c’est aujourd’hui que commence ma nouvelle femme de ménage. Et là, qui est-ce que je ne vois t’y pas s’avancer dans le vestibule : Bernadette, la femme de ménage que je soupçonne d’avoir volé la montre Cartier de M. Marquis[1] ! Ne vous dérangez pas pour moi, de dire la suspecte, je vais commencer par faire la salle de bain et la chambre. Interloqué par cet impératif, j’attendis sans bouger que madame Morin reprenne sa place. Il me restait une seule question à lui poser : Avez-vous une suggestion à faire ? Oui, je suggère que, tout comme dans les résidences Soleil, la nôtre engage des femmes de ménage pour tous les résidents. Je ne vous mens pas, ça m’a pris presque six mois pour trouver Bernadette. Un bruit de verre cassé suivi d’un bruit sourd me parvint de la salle de bain. Est-ce que Bernadette écoutait notre conversation? Allez savoir. Je me hâtai de ramasser mes affaires et de quitter les lieux, non sans avoir au préalable remercié madame Morin de s’être si gentiment prêtée à l’exercice.

Une fois dans mon cagibi, je me suis aperçu que mes mains tremblaient et que de l’eau perlait sur mon front. Qu’est-ce que j’allais bien faire ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Et, s’il fallait que madame Morin découvre la vraie nature de Bernadette ? Que Bernadette soit effectivement une voleuse? Je sentais poindre une crise de panique. Heureusement, la sonnerie de mon cellulaire est venue interrompre le maelström de mes pensées. Allô Bertrand ? C’est Solange de l’appartement 203. Pourriez-vous SVP remonter me voir ? Je viens de trouver Bernadette sans connaissance dans la salle de bain. Je crois qu’elle s’est électrocutée avec la prise de la sécheuse en rangeant des produits d’entretien ménager.

Je ne suis pas trop croyant côté Dieu et le Paradis, mais je parierais que les anges gardiens existent et que l’un d’entre eux veille au grain sur madame Morin.




[1] Voir la première enquête « Homme à tout faire ou presque »

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