Les enquêtes du concierge. Chap. 7 : Richard et moi
Je
me suis longtemps demandé si je devais vous raconter l’histoire de Richard, le
locataire de l’appartement 212. Il m’avait certes autorisé à le faire sur son
lit de mort, mais tout de même il y avait la question délicate des sentiments
que nous éprouvions l’un pour l’autre qui me turlupinait les méninges. Comme
cela arrive souvent dans ces situations, ce sont les ragots et les calomnies
sur notre relation qui m’ont finalement convaincu de coucher sur papier cette
histoire, question de rétablir les faits.
Elle
a commencé il y a plus de deux ans alors que j’étais toujours concierge à la
résidence pour personnes âgées Les Lucioles. Ma patronne d’alors, madame Lys-Aimée Quirion Lafleur, m’a demandé un jour d’aller déboucher l’évier de
cuisine de l’appartement 212, ce que je me suis empressé de faire autant par
professionnalisme que pour échapper à la routine du lavage des planchers.
L’homme qui m’a ouvert était dans la mi-soixantaine : grand, mince, les
cheveux bien taillés, couleur poivre et sel, les yeux noisette. Il arborait un
de ces sourires auquel on ne peut rien refuser. Les présentations faites, lui
Richard Dagenais nouveau locataire du 212 et moi Bertrand Pivot concierge
vétéran de la résidence, je me suis dirigé vers la cuisine où j’ai eu tôt fait
de dévisser les bagues du drain et de
débarrasser celui-ci de tous les déchets de table qui l’encombraient. Le
travail terminé, Richard m’a offert un café. J’allais refuser son offre quand
j’ai remarqué sur le comptoir près du réfrigérateur une magnifique machine à
espresso DeLonghi. Aussitôt je me suis ravisé et lui ai demandé poliment un
allongé. Richard venait de toucher ma première corde sensible. Moins de cinq
minutes plus tard, il en a touché une deuxième en sortant du four un cake au
citron qu’il avait cuisiné lui-même. La conversation qui s’ensuivit fut à la
hauteur du café et du gâteau : drôle, intelligente. Il m’est difficile de
vous décrire ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Simplement dit, je crois que
je suis tombé sous le charme de Richard. Une heure plus tard, je suis revenu à
ma serpillière et ai repris le lavage de l’entrée en chantonnant un vieil air
de Beau Dommage.
Quelques
jours plus tard, madame Quirion Lafleur m’a demandé d’aller raccorder la laveuse
de Richard. En me voyant, celui-ci s’est excusé de me déranger et m’a expliqué
qu’il n’arrivait pas à serrer les boyaux dans les petits robinets encastrés
dans le mur. Je lui ai fait mon plus beau sourire et ai entrepris de lui
démontrer mes talents de plombier en échange de quoi, j’ai à nouveau eu droit à
un nouvel espresso accompagné, cette fois-ci, d’un généreux morceau de
shortcake aux fraises nappé de crème Chantilly. Je ne savais quoi dire devant
ce délice des dieux. Richard, lui, s’est contenté de me sourire et de me
regarder manger. La pause-café terminée, je m’apprêtais à partir quand Richard
m’a doucement retenu par le bras : « Si vous aimez la tarte aux
pommes, revenez me voir mardi prochain vers 16 heures. La tarte sera chaude et
je vous en servirai une pointe avec de la crème glacée de Coaticook. »
Comment voulez-vous résister à un tel homme ?
C’est
ainsi que j’ai pris l’habitude de rendre visite à Richard une fois par semaine,
puis deux, puis quatre. Je me présentais non plus à 16 heures pour un café et
un morceau de cake, mais plutôt après le travail, question de rester plus
longtemps avec lui. Nous passions la soirée à regarder un film sur Netflix, à
jouer aux cartes ou, assis sur le balcon, à regarder la nuit tomber sur la
ville.
Après
quelques semaines de « fréquentations », je me suis rendu à
l’évidence : j’étais bien avec Richard et je voulais vivre avec lui. C’est
alors que j’ai compris pourquoi je n’avais jamais été en couple avec une femme
auparavant. Attention, ne vous méprenez pas : je ne suis pas homosexuel.
Je ne suis juste pas sexuel. Je suis le A dans LGBTQAI2S+. A comme dans
asexuel. J’imagine que j’aurais tout aussi bien pu entrer en relation avec une
femme asexuelle, mais « c’est tombé » sur Richard. Aussi, mais de cela
je suis moins sûr que de mon asexualité, j’ai constaté que je préférais les
personnes âgées aux personnes de mon âge. Elles ont de l’expérience et savent
mieux ce qu’elles veulent. Richard recherchait de la compagnie, quelqu’un avec
qui terminer ses jours. Il était peut-être gay, je ne lui ai jamais demandé.
Tout compte fait, il était à Bertrand et moi j’étais à Richard. Point à la
ligne.
Je
lui ai donc demandé s’il aimerait que je vienne vivre avec lui. Oui, m’a-t-il
répondu la voix tremblotante et les yeux humides. J’ai rapidement sous-loué mon
deux et demi dans Hochelaga-Maisonneuve et ai aménagé dans son appartement.
Aussitôt, les rumeurs ont commencé à courir dans la résidence. Scandale est le
mot qui décrit le mieux la situation qui s’ensuivit. Tant et si bien que peu de
temps après, madame Quirion Lafleur m’a fait venir dans son bureau et, devant
témoin, m’a demandé ce que le concierge de la résidence faisait dans
l’appartement 212. Je lui ai répondu la vérité, juste la vérité, toute la
vérité. Je pouvais lire l’étonnement sur son visage. Puis, ce fut la perplexité
et, enfin, la réflexion. Le processus émotionnel de ma patronne se termina par
un long soupir d’acceptation. Je pouvais garder mon emploi et rester dans
l’appartement 212 avec Richard. Je sortis de son bureau en remerciant non pas
le Ciel, mais plutôt le mouvement LGBTQAI2S+ de me permettre de vivre comme je
l’entendais.
Le
bonheur, c’est bien connu, ne dure jamais longtemps. C’est d’ailleurs pourquoi
il est si précieux. Peu de mois après mon déménagement chez lui, Richard est
tombé malade. Rien de grave au début : juste une toux persistante et une
fatigue chronique. Puis, il a eu de la difficulté à cuisiner, à marcher, à se
laver même. Petit à petit, je suis devenu son préposé aux bénéficiaires.
Quelque temps plus tard, j’ai dû remettre ma démission à madame Quirion Lafleur
pour mieux m’occuper de lui. Richard est resté dans son appartement jusqu’à la
toute fin, soit jusqu’au moment où il a reçu l’aide à mourir. Comme il n’avait
plus de famille proche, je fus tout seul pour assister à ses derniers moments.
Après son départ pour les étoiles, je me suis fait un espresso bien tassé et
j’ai mangé une dernière pointe de gâteau.
Deux
jours plus tard, j’ai quitté la résidence en laissant tous les biens de Richard
derrière moi. J’ai apporté uniquement le souvenir de ses traits, de sa
gentillesse et des beaux moments passés ensemble. J’ignore ce que je vais faire
de ma vie maintenant. Possiblement être concierge dans une autre résidence pour
personnes âgées. Vais-je rencontrer un autre Richard ou une Francine ? Je
l’ignore totalement. Chose certaine, je sais maintenant ce que je suis et
comment je peux être heureux.
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